Bienvenue

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Bienvenue !

vendredi 18 mars 2011

La venue des Exclus

Quand j’ai vu « Bienvenue à Gattaca », petite fille dans une classe sombre et poussiéreuse, j’ai compris le rêve de mes parents d’avoir une petite fille parfaite. Je ne l’ai pas accepté, mais je l’ai compris.
Ils m’ont expliqué très tôt que j’étais leur petit trésor, un essai scientifique. A l’époque, toutes les familles un peu aisées avaient voulu essayer cette technique qui permettait de choisir à l’avance les gènes de son bébé.
Pourtant, lors de nos devoirs sur « Bienvenue à Gattaca », j’avais vu que lors de sa sortie, ce film avait engendré un débat sur l’eugénisme. Tout le monde disait que c’était mal. Pas éthique. Et pourtant, nous voici quelques dizaines d’années plus tard. On clone les animaux de compagnie décédés, on garde même quelques cellules de gens qu’on aime ou de célébrité pour faire la même chose quand la loi sera passée. Je crois que ce sera bientôt d’ailleurs. Ou peut-être pas. Déjà, le fait qu’on puisse maintenant choisir parmi des dizaines d’embryon au profil génétique « amélioré » le bébé qu’on veut avoir est un grand pas vers un univers comme celui du film.
Mais passons. Ce n’est finalement qu’un rire muet de voir qu’il suffit d’attendre pour que la science propose légalement des choses impensables quelques temps auparavant.

Et puis, mon histoire n’est pas celle d’une petite fille parfaite. C’est celle d’une jeune femme imparfaite. La première génération des bébés générés sur demande a grandi. Et on a vu de grosses différences. Pour faire simple, il y a les aboutis, et il y a nous. Les exclus.
Ma petite sœur est une aboutie. Elle n’a aucun défaut physique, et surtout, « aucun défaut moral ».

Mes parents l’ont commandée quand j’ai commencé à montrer les signes inquiétants d’une exclue. Pas grand-chose vraiment, simplement, j’aimais mes souliers jaunes. De petits souliers à lacets, ouverts sur le devant, que je mettais avec des collants, et une jupe plissée. Je n’aimais pas les autres chaussures. Je les trouvais fades.
Lorsque mes souliers sont devenus trop petits, j’ai exigé d’avoir les mêmes. Quand mes parents ont refusé, j’ai simplement gardé le lit, refusant de m’alimenter, jusqu’à ce qu’ils acceptent. Ils n’ont pas eu le choix. Mais Maman est tombée enceinte peu après. On ne m’a pas dit que ce serait ma remplaçante. Mais à la rentrée suivante, je me suis retrouvée dans une pension avec des enfants comme moi. Une progéniture non satisfaisante, des non aboutis.
A l’époque, on disait ça. On expliquait qu’il restait des sections d’ADN dont l’effet était encore un peu mystérieux. Mais qu’on avait engendré ainsi des enfants qui possédaient un trait de caractère un peu « déviant ». Un risque plus élevé de s’éloigner de la norme. De faire des choses dont leurs parents auraient honte.

Dans cette pension, j’ai grandi tranquillement avec mes souliers jaunes. J’en recevais de nouveaux chaque fois que les anciens étaient usés ou trop petits. Et mon armoire était remplie de jupes plissées, de collants, et de petits chemisiers qui allaient parfaitement avec la couleur que j’aimais tant. Et les jeunes filles dans mon dortoir avaient chacune leur petite manie, comme la mienne, donc jamais aucune ne se moquait d’une autre. Il y en avait une qui toquait toujours trois fois sur une porte avant d’entrer dans une pièce, même quand il n’y avait personne. Une autre collectionnait les boucles de cheveux des gens qu’elle rencontrait. D’ailleurs, elle avait une des miennes dans son petit livre sur son étagère.

Je savais que nous avions une chose en commun : nous ne voyions nos parents que deux fois par an. Une semaine à Noël et deux semaines en été. Jamais plus. Pendant les autres vacances, nous partions par classe dans des chalets perdus dans la montagne ou au bord de la mer, selon la période de l’année. C’est ainsi que j’ai vu ma petite sœur grandir vite. Et à l’âge où j’avais du partir en pension, elle resta auprès de mes parents. Je compris alors que j’étais exclue de ma famille, à cause de mon obsession des souliers jaunes. J’arrêtai de rentrer en été, ne gardant que Noël. Je savais que mes parents m’offraient à chaque fois de l’argent pour que je ne leur demande rien de plus. Et puis, à ma majorité, ils me firent comprendre que même s’ils continueraient à me donner de quoi vivre confortablement même sans travail, ils préféraient que je ne vienne plus. Les prétendants pour ma petite sœur commençaient à passer du temps à la maison. Et voir une jeune femme aux souliers jaunes aux fêtes de famille ne ferait qu’engendrer des questions malvenues.

J’ai vu la société changer. Choisir son bébé était maintenant à la portée de presque tout le monde. On offrait même des aides aux familles pauvres, simplement pour qu’elles engendrent des enfants qui auraient plus de chances de réussir et les aider à sortir de leur soucis. Les « ratés » de cette technique arrivaient encore fréquemment. Le pourcentage de doute. Mais si le premier enfant n’était pas « abouti », on offrait le second. Alors on parquait simplement les autres ailleurs. C’est ainsi qu’on a obtenu notre surnom : les exclus. On avait nos propres bidonvilles. Enfin, des villes à part oubliées par les aboutis, et par nos parents. On nous employait pour les tâches que personne ne voulait. On ne nous disait pas bonjour. Je suppose qu’on nous reconnaissait au menton baissé, presque honteux que nous avions l’habitude d’arborer quand nous étions parmi eux.

Et puis un matin, le vent a soufflé. Je me rappelle que c’était le début du printemps. Je me sentais légère, dans mes beaux souliers. Tellement légère que ma tête a tourné. Je me suis assise sur un banc en attendant que ça passe. Et c’est passé rapidement, donc je n’y ai plus pensé. J’étais rarement malade de toute façon. Un avantage de cette vie provoquée artificiellement.
Presque tous les exclus ont eu ce léger malaise, de façon plus ou moins forte. Et nous sommes tout de même allés travailler chez les aboutis, comme chaque jour.
Pendant les semaines qui ont suivi, des choses étranges ont commencé à se produire. Les aboutis tombaient malades, un à un. Vraiment malades. Puis, il y a eu des morts. Et les aboutis qui guérissaient restaient tellement vulnérables qu’ils ne pouvaient plus faire grand-chose par eux-mêmes.
Alors nous, les exclus, sommes devenus les gens forts, ceux qui détenaient le pouvoir. Avoir une tare, être différent devenait une bénédiction. Les dés avaient changé de main.

Je suis retournée chez mes parents. Ma petite sœur s’était mariée et vivait juste à coté de chez eux. Elle avait un petit garçon, abouti comme elle. Et son enfant venait de mourir dans ses bras. Elle-même n’était pas en meilleur état. Et son mari était décédé depuis plusieurs semaines déjà. Alors elle s’était réfugiée chez nos géniteurs.
Quand elle m’a vue, elle a pleuré. Mes parents, incapables de réagir, m’ont simplement regardée, sans savoir que dire. Alors je suis allée prendre la tête de ma sœur, je l’ai posée contre mon épaule, et je l’ai bercée. Mon père a pris le corps du petit garçon et l’a emmené dans une chambre, en attendant qu’un véhicule vienne l’évacuer.

Ma sœur a survécu. Aujourd’hui, elle vit avec moi dans la maison de nos parents. Eux ne quittent presque plus leur chambre et m’ont laissé tous pouvoirs pour s’occuper de tout. C’est partout pareil. Les exclus sont devenus les aboutis, ceux qui sont forts et continuent à faire tourner le monde.
Et j’aime toujours autant mes souliers jaunes.

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