Bienvenue

Vous êtes arrivés ici par hasard, au détour d'une page, ou bien après que l'on vous ait suggéré que peut-être, il y avait ici un peu d'un jardin intéressant.


Je n'ai pas d'autre prétention que de vous emporter, pour un instant, dans mon monde. Dans mes mondes.


Bienvenue !

mercredi 25 janvier 2017

Respirer

Il est un jardin secret en chacun de nous.
Tout y est possible, il suffit d'y croire.
Fermez les yeux un instant et allez vous y promener.
Si cet endroit magique ne suffit pas à apaiser votre âme, c'est qu'il est temps de réapprendre à respirer.

samedi 7 décembre 2013

Peau neuve


Le mouchoir est en train de tomber. On dirait qu'il vole. Le temps se ralentit un moment pour lui laisser le temps de cette chorégraphie unique. Blanc, éclaboussé par la lumière de la pleine lune, on dirait presque qu'il a une vie propre. Un éphémère qui, à peine né des rayons qui le touchent, va mourir au sol. Il perd tout de suite son innocence, imprégné par la boue qui lui sert de linceul. Et alors seulement, Anne-Lise se met à crier.


La bête lève les yeux et la remarque. Fichu instinct de survie qui pousse à vider ses poumons et faire du bruit quand on a peur. Car maintenant, le regard de feu est posé sur elle. Et un grognement sourd se fait entendre.


Anne-Lise se retourne et tente de courir. Mais la pluie a tellement détrempé le sol qu'elle glisse. Elle se retrouve à quatre pattes à essayer de s'éloigner le plus vite possible. Hélas, un humain, même sur deux jambes, est bien moins rapide que l'animal qui lui saute dessus. Elle se retrouve à plat ventre et le poids de la bête lui coupe la respiration.


Elle s'attend à sentir des griffes qui déchirent sa peau. Des crocs qui la mordent. Rien ne se passe. Elle entend juste un reniflement dans ses cheveux. Même plus ce grognement menaçant quand elle a crié. La bête s'allonge sur elle avec un soupir. Elle n'ose pas bouger le moindre muscle. Puis, sans crier gare, le poids disparaît soudain. Anne-Lise est à nouveau seule.


Il se passe plusieurs minutes avant qu’elle ose se relever. Elle voit son mouchoir à quelques mètres. Décidément, c’est un miracle qu’elle ne soit pas un tas de viande sanguinolente à l’heure qu’il est. Elle se relève. Ses jambes tremblent. Un peu normal. Elle avance doucement pour retrouver le chemin qu’elle a pris pour venir. Pour pouvoir pleurer sans qu’on la voie. C’est un peu tard maintenant pour essuyer ses larmes, ou son maquillage qui a dû couler. On ne verra rien à travers la couche de boue qui la couvre.


Elle ne retourne pas à la fête qu’elle vient de quitter. De toute façon, elle ne s’y plaisait pas. Et pour y voir le garçon qu’elle aime danser avec une autre, entendre les moqueries des filles qui connaissent son faible pour lui en disant que jamais il ne se serait abaissé à être avec elle… Quand la bête lui a sauté dessus, elle a eu un sentiment très fugitif de soulagement. Ne plus avoir à subir ce quotidien où elle ne se sent plus à l’aise depuis longtemps.


Elle monte dans sa voiture et met le contact. Elle rentre directement chez elle. Heureusement, ce n’est pas loin. Elle se demande si elle est en état de choc. Elle ne sait pas quoi penser. Son esprit est vide, et en même temps, elle serre son volant avec une telle violence qu’elle en a mal aux articulations.


Une fois devant son garage, elle sort en tremblant. Comme si elle avait froid, des jambes flageolantes jusqu’à la mâchoire crispée, elle ne rêve que d’une douche chaude. Elle a du mal à ouvrir sa porte. Elle n’a même pas essayé de ranger la voiture. Elle fait tomber les clés une fois, puis réussit enfin à maîtriser la serrure suffisamment longtemps pour entrer. Elle se déshabille en marchant jusqu’à sa salle de bain. Elle s’arrête devant le miroir. Elle a une traînée de boue qui a séché sur son front. Elle se regarde. Sous ses cheveux châtains attachés en arrière, un visage un peu trop large, légèrement asymétrique, d'une banalité à pleurer. Jusqu'à ce qu'on croise son regard. Elle le sait, au fond de ses yeux, on voit son âme. C'est son atout et son fardeau. Parce que les gens sont souvent mal à l'aise devant cette innocence déconcertante. Ce qui ne l’empêche pas d’être ridicule, et de se sentir stupide d’avoir été à cette soirée, et d’avoir eu aussi peur. Elle allume l’eau, bien chaude, et se met dessous. C’est là qu’elle se met à pleurer. Elle ne sait même plus si c’est pour la peur, pour elle-même, parce qu’elle aurait voulu ne pas vivre cette humiliation.


Elle pense au mouchoir. Elle aurait dû le récupérer. Elle y tient, même si elle en a encore plusieurs identiques. Et elle pleure encore plus fort. Longtemps.


Ses larmes tarissent avant l’eau qui lui tombe dessus. Elle finit par éteindre, sortir de la douche puis se réfugier dans son peignoir moelleux. C’est en revenant vers sa chambre qu’elle entend qu’on toque à la porte. A cette heure-ci ?


Elle va ouvrir. Sur le seuil se tient un homme. Facilement une bonne dizaine d’années de plus qu’elle, la quarantaine bien conservée. Il lui sourit. Elle ne le connaît pas. Elle devrait fermer la porte. Un inconnu qui frappe aussi tard dans la nuit, ça ne peut être qu’une mauvaise nouvelle. Et pourtant, ses yeux bleus lui donnent envie de l’inviter à entrer. Ou alors son demi sourire.


« Je suis désolé de vous avoir fait peur. »


Hein ? Qu’est-ce qu’il raconte ? Il a un accent léger. Anglais ? Ses cheveux sont très courts, mais on dirait qu’ils sont roux. Irlandais peut-être.


« Vous ne m’avez pas fait peur. Je ne sais pas qui vous êtes, mais me visiter aussi tard dans la nuit, ça ne me fait pas peur, ça me fait me poser des questions. Vous êtes qui ?


- Je voulais dire tout à l’heure. Dans la forêt. »


Anne-Lise reste muette. Dans la forêt ? C’était une bête dans la forêt, pas un homme.


« Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je ne vous ai jamais vu de ma vie. »


Elle le regarde dans les yeux. Elle n’arrive pas à se résigner à envoyer ce type au diable et claquer la porte. Pourtant, elle sent son lit qui l’appelle. Et cet homme est un inconnu qui vient la déranger.


« C’était moi. La boule de poil.


- Hein ? Qu’est-ce que vous racontez ?


- Je pensais que vous saviez… Je veux dire, vous avez l’odeur d’une alpha. Alors je croyais…


- Je ne comprends rien à ce que vous dites.


-Je suis désolé de vous avoir dérangé alors. Et de vous avoir fait peur. Bonne nuit. »


Et il s’en va. Aussi simplement que ça. Elle ne comprend rien. C’était qui cet homme ? La boule de poil ? Une alpha ? On doit lui faire une blague. La bestiole n’était qu’un gros chien. Et on essaie de la mener en bateau. Une arnaque.


Elle claque la porte. La referme bien. Puis monte se coucher. Elle s’écroule sur son lit. Très vite, elle plonge dans un sommeil agité, plein de mauvais rêves. Elle se revoit à la fête. Sauf qu’elle est à côté d’un truc poilu qui est en train de lui dévorer les entrailles, tandis que tout le monde se moque d’elle.


Au matin, elle a l’impression d’avoir la gueule de bois. Non pas qu’elle ait bu beaucoup. Au contraire. Mais on dirait qu’on lui compresse les tempes. Elle se lève lentement. Elle passe une robe de chambre. Elle descend se faire un petit déjeuner. Elle sort le jus d’orange. Regarde les pommes. Secoue la tête. Elle range le jus d’orange, sort le jambon cru et se fait couler un café. Elle s’assied sur son canapé et allume la télé pour grignoter son jambon tranquillement.


La maison lui paraît immense et vide. Elle a souvent ce sentiment depuis que ses parents sont morts. Enfin, ses parents… Les gens qui l’ont adoptée. Qu’elle a appelé Papa et Maman. Normalement, quand on adopte un enfant, c’est pour l’aimer, le chérir. Peut-être qu’ils ne savaient pas vraiment comment…


Elle a toujours rêvé, depuis toute petite, que ses vrais parents, venus d’ailleurs, revenaient la chercher. Des fées, des vampires, des extraterrestres… Selon son âge, sa fantaisie a évolué. Et quand ils lui ont annoncé qu’elle était adoptée…


Quelque part, ça a été un soulagement de savoir que ses parents n’étaient pas ses vrais parents. Ils étaient tellement normaux… Et elle… Elle n’irait pas jusqu’à dire que leur décès dans un accident de voiture quelques années plus tôt l’a soulagée. Elle a beaucoup pleuré. Mais ne pas voir la déception dans leurs yeux à chaque fois qu’elle prenait une décision…


Enfin, c’est du passé tout ça. Et elle vit maintenant dans la maison de son enfance, seule. Un étage avec les chambres et la salle de bain. Un rez-de-chaussée avec salon, salle à manger, cuisine, et un bureau qui faisait office de chambre d’amis quand ses parents avaient des invités et la douche à l’italienne attenante…


Peu de femmes de son âge peuvent se vanter d’être propriétaires d’un bien aussi grand et bien entretenu. Mais parfois, elle se sent un peu perdue au milieu de toutes ces pièces.


On toque à la porte. Elle soupire. Quand elle ouvre la porte, il n’y a personne. Juste un paquet. Elle le prend et referme la porte. Elle retourne sur son canapé et commence à l’ouvrir. A l’intérieur, trois choses. Une enveloppe, un mouchoir en tissu et une peau de bête. Très douce, mais avec une odeur assez entêtante. Pas désagréable exactement. Ça lui chatouille les narines. Et on dirait que ça fait passer son mal de tête. Tant mieux.


Elle pose la peau et ouvre l’enveloppe.


« Bonjour,


Je te demande pardon encore une fois. Je t’ai effrayée une première fois dans les bois. Et une seconde fois à ta porte je crois. Ce n’était pas mon intention.


Et je risque de t’effrayer à nouveau. Parce que je connais ton prénom. Et parce que je vais t’avouer avoir fait des recherches cette nuit sur toi. C’est le genre de chose qui peut inquiéter, surtout venant d’un inconnu.


Je ne peux pas vraiment tout t’expliquer. Il faudra que tu le vives pour me croire. Je suis obligé de faire confiance à l’instinct.


Dans ce paquet se trouve une peau de loup. Si je ne me trompe pas sur toi, et je suis plutôt sûr de moi, tu devrais l’apprécier. Je te montrerai cette nuit à quel point tu vas l’aimer. En tout cas, je l’espère.


Avant que tu aies envie de jeter cette lettre au feu, je vais te promettre quelque chose. Aujourd’hui, ta vie va changer. Dans un sens ou dans l’autre, ça ne dépend pas vraiment de moi. Et histoire que tu comprennes à quel point je suis sérieux et que je ne te mène pas en bateau, regarde le mouchoir. C’est le tien. Je l’ai lavé. Il est très joli, avec tes initiales brodées. »


Anne-Lise s’arrête pour regarder le mouchoir de plus près. Oui, c’est bien le sien. Celui oublié la veille au soir. Mais ça ne prouve rien, à part qu’il était là. Et ce n’est pas forcément rassurant. Même si elle n’arrive pas à se faire du souci. Comme si elle n’était que spectatrice et que rien ne pouvait l’atteindre. Contrecoup du choc ? Peut-être. Ou alors le fait que son mal de tête s’en va et la laisse avec un léger vertige.


Et en plus, ce ne sont pas ses initiales à elle. A. B. ce n’est pas Anne-Lise Delpierre. D’après sa mère, un lot de mouchoirs venait avec ses affaires de bébé. Anne-Lise pensait, plus jeune, que ça devait venir d’un ancêtre quelconque. Puis, quand elle a su qu’elle était adoptée, de sa vraie mère peut-être. Mais pas ses initiales à elle.


Elle replonge dans la lettre.


« Avant de le laver, j’ai trouvé ton odeur dessus. Et je pense te connaître. Enfin, je ne t’ai jamais rencontrée avant hier soir. Pourtant, je t’ai cherchée longtemps. Tu ressembles beaucoup à ta mère. La vraie. »


Anne-Lise s’arrête à nouveau. Cette fois, c’est sa gorge qui se serre. Elle a essayé de chercher ses vrais parents. Elle sait qu’elle est adoptée depuis quelques années maintenant. Elle n’a jamais pu obtenir le nom de ses parents, pas même un indice. Est-ce que cet homme pourrait être son vrai père ? Il a un drôle de sens de l’humour dans ce cas, de lui faire croire qu’il l’a retrouvée à l’odeur…


« Je vais revenir ce soir. Répondre à tes questions. T’expliquer qui tu es. A commencer par ton nom. Le vrai : Abigail Beads. »


Abigail ? Elle ne se sent pas comme une Abigail. C’est bizarre. Ce n’est pas familier. Mais en effet, ça fait A. B. Ce qui ne signifie rien, ce type aurait pu l’inventer et lui briser ainsi un peu plus le cœur… Pas difficile à inventer, avec les initiales du mouchoir. Mais pour qu’elle tombe dans le panneau, il faut qu’il soit sûr qu’elle ne sait pas qui sont ses vrais parents. Une information difficile à obtenir en une nuit.


Ou alors il l’espionne depuis plus longtemps ? Cette pensée est effrayante. Ou rassurante. Et s’il connaît sa vraie mère et l’a retrouvée exprès ? Genre un détective privé ? Oui, ou alors il l’a choisie comme proie juste pour ça et…


Rien ne sert d’extrapoler. Autant finir la lettre.


« La seule chose que je te demande en attendant, c’est de prendre soin de la peau. Elle appartenait à ta mère. Et tu comprendras peut-être par toi-même.


Avec toute mon affection


Stephen»


Les larmes coulent de ses yeux. Elle ne sait pas quoi penser. Elle a attendu tellement longtemps de savoir qui elle est. Et elle n’ose pas croire que ça puisse enfin être la réponse. Par contre, la partie avec la peau de loup l’interpelle.


En un instant, une quantité dingue d’idées farfelues lui traverse la tête. Sa mère est-elle une chasseuse ? Et ce serait un trophée ? Ou alors elle s’occupe d’animaux dans un zoo… Non, elle les observe dans la nature.


Anne-Lise reprend la fourrure dans ses bras et la renifle. Ça ne sent pas le chien. Plutôt une espèce d’odeur un peu musquée très agréable. Et si sa mère était un loup-garou ? Ça, ce serait amusant. Elle secoue la tête. C’est ridicule. Et puis en plus, avoir la peau de sa mère signifierait que le gars de la nuit dernière l’a tuée et a tanné sa peau. Ou alors en tout cas, qu’elle est morte, d’une façon ou d’une autre. Et ça, elle ne veut pas.


Heureusement qu’on est dimanche. Anne-Lise est soulagée de ne pas avoir à passer sa journée de boulot à patienter pour que cet Stephen vienne lui expliquer qui il est, qui elle est, en savoir plus. La patience n’a jamais été son fort. Et histoire de bien commencer la journée et faire partir le reste de ce mal de tête, un bon bain.


La douche est au rez-de-chaussée, mais la baignoire est à l’étage. Le luxe d’avoir récupéré la maison de ses parents adoptifs. Sans ça, elle serait sûrement dans un studio pourri, et les bains ne seraient qu’un rêve dont elle se serait passée juste pour ne pas rentrer trop souvent au pavillon familial. Elle a un petit pincement au cœur. Malgré le fait qu’ils ne se soient jamais compris, eux et elle, elle aimerait pouvoir leur dire qu’elle est sur le point de savoir d’où elle vient. Peut-être une explication sur le pourquoi elle n’a jamais eu envie de se ranger dans les petites cases du quotidien qu’elle vivait avec eux.


Elle monte tranquillement avec la peau, la lettre et le mouchoir. Elle est contente qu’il lui ait rendu. Elle en a plusieurs, c’est vrai. Ceci dit, puisque ce seraient ses vraies initiales, elle préfère quand même les garder tous. C’est pour ça qu’elle a regretté de ne pas l’avoir ramassé la veille au soir. Elle se sent soulagée.


Elle pose tout sur le banc de la salle de bain puis commence à faire couler l’eau. Et elle se souvient soudain d’une légende qu’elle avait étudiée au lycée. Les Selkies. Des femmes qui, quand elles revêtent une peau de phoque, deviennent ce bel animal et vivent dans la mer. Ou alors des phoques qui, quand ils retirent leur peau, deviennent des femmes. Ce n’est plus très frais dans son esprit. Le nom lui est resté, parce qu’elle l’avait trouvé joli.


Une autre idée farfelue. Elle retire sa robe de chambre, puis, nue, prend la peau de loup et la place sur ses épaules, comme pour s’en faire une cape. Rien ne se passe. Elle se met à rire. C’est complètement stupide. Ça n’existe que dans les légendes et les bouquins tout ça. A une époque, elle espérait devenir vampire. Le côté romantique torturé, le fait d’être tellement différente. Et ça avait fini par lui passer. Elle a aussi pensé aux sorcières, volant sur leurs balais les nuits de Sabbat. Et là encore, elle a renoncé. Ce ne sont que des lubies de petites filles, comme sa mère adoptive aimait lui répéter. Parfois, elle regrette d’avoir cessé de rêver à cause d’elle.


L’eau a atteint la bonne hauteur. Et la bonne température. Elle dépose la peau sur le banc, puis entre dans l’eau. Que c’est agréable… Elle repense aux Selkies. Elle aime bien les sirènes, mais le concept de la queue de poisson l’a toujours laissée un peu perplexe. La question habituelle : comment font-ils pour se reproduire ? Au moins, pour les Selkies, c’est plus simple. Dans une forme ou dans l’autre. En plus, ça doit être agréable de pouvoir s’échapper quand on veut dans l’eau. Même si elle est froide. Parce que les phoques ont suffisamment de graisse pour ne pas sentir la température. Juste filer sous la surface. Aller chasser des poissons. Faire des pitreries. Et la sensation de l’eau contre la peau, qui file, le bonheur de ne plus être en deux dimensions mais en trois pour se déplacer. Le bonheur.


Elle se retourne dans sa baignoire. Se sent un peu bizarre. Elle ouvre les yeux. Elle voit trouble. Veut se frotter les yeux. Et voit une nageoire apparaître devant ses yeux. Elle hurle. Un son animal sort de sa gorge. Elle se dandine dans tous les sens et finit par sortir de la baignoire. Elle veut appeler au secours. Oui, mais elle est seule, et puis elle ne parvient pas à faire sortir un seul mot de cette gorge bizarre.


Quand elle voit une silhouette se précipiter dans sa salle de bain, elle ne sait pas si elle doit hurler de peur ou de soulagement. Qui est-ce ? La silhouette se penche vers elle. Elle sent des mains sur ses côtés. Un bruit de déchirure. Et l’impression qu’on la déshabille. Quand elle arrive enfin à distinguer ce qui se passe, elle constate que c’est Stephen. Le type de la veille. Qui la prend dans ses bras en lui disant de se calmer. De respirer doucement. Que tout va bien. Et elle obéit. Elle l’agrippe de toutes ses forces et se met à pleurer.


Elle voit sous ses fesses une peau un peu ensanglantée et sombre. Elle ne comprend pas. Elle réalise soudain qu’elle est toute nue dans les bras d’un inconnu. Et le repousse.


« Qu’est-ce ? Qu’est-ce que ?


- Tout va bien Abigail. C’est normal. Tout est normal. Tu n’as rien à craindre.


- Mais ? Mais… »


Elle se remet à pleurer de plus belle, se met en position fœtale, comme pour se protéger. Elle se sent poisseuse. Et elle a faim. Terriblement faim. Stephen ne bouge pas. On dirait qu’il cherche quoi dire. Il a une expression interrogative. Comme s’il prenait sa température. Puis il se lance.


« Maintenant, tu as faim. Je te conseille juste de repasser dans le bain. Tu te sentiras un peu mieux après. Je t’attends en bas dans ta cuisine. »


Il attend un peu. Qu’elle acquiesce ? Elle ne bouge pas. Elle est à nouveau en état de choc. Alors il se relève et sort à reculons, comme on fait avec un animal apeuré. Elle le regarde disparaître. Puis elle se met à trembler. Son estomac gargouille. Elle a tellement faim qu’elle pourrait avaler un éléphant. Et elle a froid. Alors elle se lève, doucement. Elle a des courbatures un peu partout. Elle se tient à la baignoire. Elle voit que sa peau est recouverte de sang. Elle plonge sa main dans l’eau. L’eau si chaude… Et quand elle la ressort, il n’y a plus rien. Alors ce n’est pas son sang ? Enfin, peut-être… En tout cas, elle n’a pas l’air blessée. Et elle décide d’écouter Stephen.


Elle y va doucement pour ne pas glisser. Elle réussit à se glisser dans la baignoire. Elle s’immerge complètement. Quand elle ressort la tête, elle se sent mieux. Elle n’a plus froid. Par contre, sa faim ne fait qu’augmenter. Elle se relève doucement, ouvre la bonde pour que l’eau, maintenant rouge, s’écoule. Puis elle attrape son peignoir et se blottit dedans. Elle ressort de la baignoire doucement. Évite de marcher sur la peau sanguinolente qui reste par terre. Elle s’accroupit et la touche. C’est encore tiède. Elle se relève. Elle sent l’odeur de la viande qui grille, et elle ne peut plus résister. Elle descend.


Stephen est visiblement en train de faire comme chez lui. Il a trouvé sa poêle. Par contre, les deux steaks qui cuisent dedans ne sont pas à elle. Elle voit une espèce de sacoche isotherme. Ce doit être à lui. De toute façon, elle n’est pas vraiment en état de réfléchir. Elle l’observe tandis qu’il sort de sa sacoche un petit pot avec un contenu blanc laiteux.


« Tu n’as rien contre la sauce au roquefort ? Ta mère en raffole. Ceci dit, on n’hérite pas toujours des goûts de ses parents. »


Elle secoue la tête. Et se mord les lèvres. Elle a envie de se jeter sur la viande. Et l’odeur de la sauce quand il en rajoute dans la poêle la rend presque dingue. Elle s’assied sur un tabouret de la table de la cuisine. Puis elle attend. Il lui jette un regard.


« Les assiettes ? »


Elle met un moment à comprendre. Puis elle lui montre le deuxième placard en partant de la droite. Il l’ouvre et sort deux assiettes. Puis il fait glisser les steaks dans chacune, avant de napper avec le reste de la sauce.


« Couverts ? »


Elle lui montre le premier tiroir. Puis elle se lève. Il la regarde d’un air interrogateur, le tiroir à moitié ouvert. Elle ouvre le placard de gauche et sort des couteaux à steak. Il sourit. Sort deux fourchettes. Pose les assiettes sur la table de la cuisine. Elle lui rend un des couteaux puis se rassied. Elle a du mal à se forcer à couper la viande avant de l’ingurgiter. Elle mâche bien. Elle ne voudrait pas s’étouffer.


Le sentiment de bien-être, de sentir ce morceau descendre le long de son œsophage, la fait sourire. Que ça fait du bien… Elle sent le parcours jusque dans son estomac, puis la chaleur qui irradie. Puis elle réalise. Stephen vient de parler de sa mère au présent. Alors elle est vivante. Anne-Lise va pouvoir la rencontrer. Elle sent les larmes qui remontent. Elle pousse un soupir et ferme les yeux, pour les chasser.


Elle continue à manger sa viande, avec un peu plus de retenue. Et elle regarde son… Père ? Intrus ? Invité ? Sauveur ? Harceleur ?


Elle observe son visage. Aucun de ses traits ne lui ressemble. Ou peut-être ? Elle ne sait pas dire. Il n'a pas l'air assez vieux, mais on ne sait jamais. Alors elle se tait. Et alors qu’elle avale le dernier bout de sa viande, c’est lui qui parle.


« Je ne sais même pas quel prénom ils t’ont donné. Cette nuit, j’ai passé des coups de fil parce que ton odeur et ton visage me paraissaient familiers. Et quand j’ai réalisé à qui tu ressemblais, j’ai appelé ta mère. Et ça colle. L’âge de l’enfant qu’on lui a volé.


Officiellement, ton père t’a retiré à elle. Il avait des copains avocats, il a monté un dossier béton. Nous, on évite la publicité, alors elle n’a pas su se défendre comme il faut. Et il n’était pas de notre monde, il ne savait pas à quel point c’était important de te garder avec quelqu’un de notre communauté. Au cas où tu tiennes de ta mère. Pour t’apprendre tôt à faire cette transformation.


Bref, il est parti avec toi, et on ne savait pas ce qu’il était devenu. Sauf qu’en t’attendant, j’ai vu les photos derrière toi. Et celle à droite, il est dessus. »


Anne-Lise se retourne. Une photo de groupe. Ses parents et des amis. Elle demande simplement :


« Lequel ?


- Le troisième en partant de la droite.


- Sam. Il est mort quand j’avais deux ans. C’est ce qu’ils m’ont dit. Et qu’ils ne savaient rien. Et le dossier d’adoption dit que je suis née sous X. Alors ce ne sont que des mensonges… »


Elle est en rage. Elle leur en veut encore plus. Ils ont visiblement falsifié quelque chose, payé pour la garder. Sinon, elle aurait été rendue à sa mère. Et elle reconnaît son nez sur cette photo. Et la bouche aussi un peu. Elle se dit qu’elle aurait pu deviner, si elle avait fait plus attention à cette photo. Les larmes sortent.


« Anne-Lise. Ils m’ont appelée Anne-Lise. Et ils m’ont toujours caché qui j’étais. D’où je viens ? Et c’est quoi ce truc plein de sang dans ma salle de bain ? »


Stephen sourit.


« Tu es Abigail Beads. Fille de Elizabeth Beads. Tu es… Comment dire… On nous donne plusieurs noms. Mais on préfère s’appeler les Changeurs en français. Et des Skinners en anglais. Dépeceurs. C’est beaucoup plus barbare… Tu viens de là-bas d’ailleurs. Enfin, du Pays de Galles, pas d’Angleterre. Enfin, ce n’est pas le sujet.


La vérité, c’est qu’on crée cette peau. On l’obtient en la souhaitant. Et je suppose que tu as pensé aux Selkies dans ta salle de bain. Dans l’eau. Avec l’envie d’y croire. »


Anne-Lise acquiesce.


« Je m’en doutais. D’habitude, c’est plus des loups, les premières fois accidents, à cause des loups garous. Quelque part, tu as eu de la chance que ça ne te soit pas arrivé avant. Et, je suppose, que j’ai été près de ta maison en attendant ce soir. Je voulais juste être sûr que tu ne t’enfuies pas. J’avais peur de t’avoir fait peur. »


Anne-Lise le regarde. Elle a trop de questions et ne sait pas quoi choisir. Stephen sourit. On dirait qu’il devine ses pensées.


« La première chose, c’est que là-haut, c’est ta peau. Un morceau de toi. C’est pour ça que tu as faim. Il faut restocker ce que tu viens de perdre. Beaucoup de protéines.


Si tu veux, j’ai d’autres steaks. Je les ai achetés au cas où pour ce soir. Du coup, tu les auras dégustés avant. Ils sont dans ton frigo. Tu en veux un autre ? »


Encore une fois, elle fait oui de la tête. Alors il prend deux beaux morceaux dans le frigo et se remet aux plaques avec sa poêle. L’odeur donne le vertige à Anne-Lise. Elle s’aperçoit qu’elle a encore très faim. Il continue son récit.


« Tu peux être n’importe quel animal. Mais tu ne peux pas changer de poids. Tes os se réarrangent, ne me demande pas comment, je ne suis pas scientifique. C’est juste que tu ne peux pas gonfler ou rapetisser. Ce qui donne des trucs assez marrants. Comme une souris de 70 kilos. C’est énorme. Ou une vache miniature. C’est aussi moche qu’une vraie.


La chose la plus drôle que j’ai vue, c’est un type qui a réussi à canaliser un tyrannosaure. Tu savais que ça ressemblait à un gros poulet ? Rien à voir avec Jurassik Park. Ça se dandine et sa fait un cri bizarre. Comme un ballon de baudruche qu’on prend avec des mains mouillées. »


Anne-Lise pouffe de rire.


« Le plus mignon, c’est ce qu’il a fait juste après. Un diplodocus miniature. On avait envie de lui caresser la tête, comme un chat. »


Les steaks sont saignants, presque bleus. Il sort un deuxième pot de sauce au roquefort. Elle salive. Il la sert, et elle se jette sur son morceau. Elle le savoure autant que le premier.


Stephen est silencieux. Il a l'air de réfléchir. Anne-Lise le regarde.


« Stephen... Ma mère est vivante. J'aimerais la rencontrer. J'aimerais comprendre qui je suis. D'où je viens... Ce que je suis.


- A vrai dire, je n'osais pas te le demander. Je sais que tu as une vie ici. Et ta mère est assez loin. Elle m'a dit au téléphone de te dire qu'elle souhaite te rencontrer. Le plus vite possible. Elle est même prête à se mettre au français. Pourtant, elle n'en connaît pas un seul mot. Contrairement à moi, elle ne voyage pas beaucoup. Elle s'occupe de la branche britannique de notre entreprise. Tandis que je suis commercial, et je négociais justement un bon contrat à côté de chez toi.


- Je parle anglais. Plutôt bien. Enfin, je sais m'exprimer. Et ma vie ici ? Sincèrement, j'ai envie de partir. Je n'ai juste jamais eu le courage. Je ne savais pas où aller. Maintenant... Trois mois pour démissionner de mon boulot. Je vends la maison. Elle est en bon état, si je fixe un prix bas, elle partira aussi vite. Dans trois mois, je peux aller vivre au Pays de Galles. Enfin, je crois. Je ne sais même pas comment ça se passe… Les démarches et tout… »


Stephen s’approche et lui prend la main.


« Ne t’inquiète de rien. Même pas de retrouver un boulot là-bas. Ou une maison. J’ai déjà le droit de te proposer une place dans notre entreprise. Et ta mère a une maison suffisamment grande pour que tu t’y installes. Sinon, on te trouvera autre chose, si tu veux être indépendante. Et puis, trois mois pour démissionner… Tu sais, on a pas mal de contacts. Ça peut être accéléré. Tu n’as qu’à faire ta valise. On peut être à Bristol ce soir. »


Anne-Lise a du mal à y croire. Et s’il n’y avait pas la peau sanguinolente là-haut, jamais elle n’aurait fait confiance à Stephen. Tout ça a encore un goût d’irréel. Et elle a juste envie d’y croire. Se réveiller maintenant de ce rêve serait bien trop dur. Revenir à la petite vie tranquille du métro-boulot-dodo. Être encore une femme sans racine, sans lien, sans rien. Elle préfère encore suivre cet inconnu, au risque que le rêve se transforme en cauchemar. N’importe quoi plutôt que la banalité du quotidien.


« D'accord. On y va. »


Stephen sourit.


« Je vais faire les arrangements. Prend juste le nécessaire. On enverra des déménageurs pour le reste. »


Anne-Lise se lève. Elle réfléchit. Elle n'a pas besoin de grand-chose. Les souvenirs qu'elle a ici, elle n'y tient pas vraiment. Elle monte au grenier pour prendre une grande valise. Puis elle va dans sa chambre. Ouvre son placard. Sa garde-robe n'est pas immense. Mais ça va être difficile de tout faire rentrer. Faut-il tout prendre ? Juste une partie ? Si des déménageurs viennent, de toute façon... C'est le printemps. Autant laisser les habits d'hiver. Et les tenues trop légères d'été. Elle aura bien le temps de les rapatrier. Elle prend tout ce dont elle a besoin et le pose en vrac sur le lit. Puis elle plie et range au fur et à mesure.


Bon, les habits, c'est fait. Maintenant, les affaires de toilette. Elle a mis tellement de temps à trouver le shampoing parfait qu'elle ne va pas le laisser ici. Et s'il n'y avait pas cette marque au Pays de Galles ? C'est un petit prix à payer pour comprendre qui elle est, et d'où elle vient. Au moins, elle finira ce qu'elle a déjà.


Elle va dans la salle de bain. S'arrête à la porte. Elle avait oublié la peau. Ça sent bizarre. Un mélange de fer rouillé et cuivre, et une odeur animale qui prend un peu à la gorge. Elle finit par s'avancer. Toucher ce bout d'elle. Puis elle s'en saisit pour la poser dans la baignoire. C'est immense. Plus grand que ce qu'elle pensait.


Elle utilise le pommeau de douche pour enlever le sang. Elle est surprise. Ça part bien. Tant mieux. Une fois qu'elle a fini, elle secoue la peau. L'humidité de l'eau ne reste pas sur l'extérieur. Normal, pour une peau de phoque. L'intérieur reste mouillé au toucher. Elle décide de descendre avec. Et la peau de loup aussi, qui est restée là, dans un coin. Ses produits de beauté peuvent attendre. Surtout qu'il y en a ici et en bas aussi.


Stephen est en train de fouiller son frigo.


« Je me suis dit que je pouvais nous faire des sandwichs. J'ai fait les réservations pour l'avion. Il y en a un qui part dans deux heures. C'est plus rapide que le train ou le bateau. Et je suppose que tu n'as pas envie d'attendre plus longtemps. »


Il se retourne et la regarde. Ses yeux se posent sur les peaux.


« La première, c'est toujours particulier. Pour ta mère, et pour moi aussi, ça a été du loup. Je te l'ai dit, c'est un classique. Et sa spécialité à elle. Elle a toujours une couleur magnifique. Je suis plus doué pour le lapin angora. Enfin, du coup, c'est bien, j'avais un peu d'elle à t'apporter. J'ai toujours des échantillons sur moi. On ne sait jamais. »


Il s'approche doucement, et caresse la peau de phoque.


« Pour un premier essai, ce n'est pas mal du tout. Il faudra la tanner. Sinon, elle va s’abîmer. Mais tu peux en être fière. »


Elle sourit. Elle s'habitue très vite à toute cette étrangeté. Et ce n'est que le début.


« Comment vous faites si... Enfin, comment on fait si on est seul, et personne ne peut aider à enlever la peau ?


- Oh, ce n'est pas difficile. Il faut voir quelqu'un d'autre le faire. C'est un peu différent pour chaque animal, mais en général, une fois qu'on a compris le truc, c'est à peu près facile à reproduire. Tu veux que je te montre ?


- Oui !


- On va dans la salle de bain ? Je ne voudrais pas en mettre partout. »


Anne-Lise lui fait signe de le suivre. Dans la salle d'eau, ce sera facile à nettoyer. Et moins loin. Il la suit. Puis, une fois devant la douche italienne, se déshabille. Elle se retourne.


« Oh, je suis désolé. J’ai tellement l’habitude des autres… On est pas pudiques entre nous. »


Elle se retourne à nouveau et lui sourit.


« Moi non plus. C’est juste… L’habitude comme tu dis. Les Français sont assez prudes par rapport au fait de voir quelqu’un de nu, même quand on se connaît. Enfin, sauf quand on se connaît intimement… Moi, ça ne m’a jamais traumatisée. Mais les gens me trouvent déjà bizarre, alors… »


Et il faut avouer qu’elle se rince l’œil. Ce n’est pas qu’il soit grand, beau, fort et viril. Il ne la dépasse que de quelques centimètres et son ventre ne fait pas exactement plaquette de chocolat. Plutôt un peu fondu. Ceci dit, on voit qu’il y a des muscles sous sa peau. Pas comme un type qui lève des haltères, plutôt comme quelqu’un qui fait du vélo toutes les semaines. Elle a envie de le toucher. Elle sent ses joues qui rougissent. Elle ne peut pas s’empêcher, quand elle voit quelqu’un, comme ça, se déshabiller, d’imaginer ce que ça ferait de le prendre dans ses bras. Et là, elle sait qu’ils finiraient au lit. Ce serait bien qu’elle ne lui montre pas. Heureusement que l’attirance est toujours discrète chez une femme…


Il est tout nu maintenant. Il entre dans la douche. Puis s’accroupit. Et commence à changer. Subtilement puis de plus en plus vite. Sa peau semble se couvrir de poils tandis qu’il devient plus compact. C’est quand Anne-Lise voit les oreilles pousser qu’elle comprend. Un lapin angora. Magnifique. Elle avance la main pour le toucher. C’est tellement doux… Elle a envie de le prendre dans ses bras et poser sa tête sur lui. Elle se rappelle tout de même que c’est Stephen. Qu’elle ne le connaît pas assez pour ce genre de chose.


Il se dresse sur ses pattes arrière. Il est plus petit qu’elle, bien que énorme pour un lapin. Il agite son nez, puis se met à trembler. Et la peau se déchire sur son abdomen. Il en sort couvert de sang et se redresse. Il allume la douche pour se rincer, et nettoyer la peau.


Quand il sort de la douche, elle lui tend une serviette. Il étend comme il peut la peau sur un étendoir. Puis, à la grande surprise de Anne-Lise, il la prend dans ses bras.


« Ce que tu ignores aussi, c’est qu’on est bien plus conscients de l’odeur que les gens dégagent. Y compris les phéromones. On est très tactiles. Et… Enfin, j’avais envie de te prendre dans mes bras. Tu sens vraiment bon. Et je pense que tu en avais aussi un peu envie. »


Il recule. Elle rougit de plus belle.


« Oui… Mais je… Enfin…


- Ne t’en fais pas. Ce n’est pas une invitation à aller faire des galipettes. Et puis l’avion ne nous attendrait pas. On verra. C’est tout nouveau pour toi. Je ne veux pas que tu te sentes obligée de quoi que ce soit. »


Il se rhabille. Elle en profite pour rassembler ses produits de beauté. Elle a un grand sourire. Elle monte et récupère le reste dans la salle de bain. Puis elle boucle sa valise dans sa chambre. Entre-temps, il l’a rejoint. Il l’aide à descendre son bagage. Elle est un peu soulagée. C’est assez lourd, même si elle n’a pris que l’essentiel.


Elle fait le tour de la maison, fermant tous les volets, éteignant le gaz, le chauffe-eau, les radiateurs. Puis elle rejoint Stephen dans l’entrée. Il a pris toutes les peaux. Celle de sa mère est à part, pour ne pas prendre l’humidité des deux autres.


Elle jette un dernier regard à sa maison. A la maison de ses parents adoptifs. La maison des gens qui l’ont élevée avec des mensonges. Elle soupire. Puis elle ouvre la porte. Elle franchit le seuil pour la dernière fois. Et alors qu’elle ferme à clé, elle demande.


« Au fait, tu ne m’as pas dit. Je sais que tu es commercial de la même entreprise que là où travaille ma mère. Que je vais probablement y travailler aussi bientôt. C’est quoi ? »


Il éclate de rire.


« En fait, c’est une entreprise de fourrures et cuirs, réputée parce qu’on traite les animaux humainement… Quand on fournit aussi facilement la matière première, sans avoir à passer par l’abattage et le reste, c’est plutôt sympa. Et tu n’imagines pas les bénéfices quand il suffit de manger deux steaks pour se remettre du dépeçage. »



Elle rit à son tour. Logique. Une nouvelle vie qui commence. Le moment de faire peau neuve.

mardi 5 novembre 2013

Petit conte d'Halloween

L'anneau. Le précieux. Pas celui de Sauron, non mon précieux. Un autre. Bien plus important.
Cet anneau mérite tant et tant, bien plus qu'un poisson cru ou qu'un Hobbit joufflu. Parce qu'il n'est pas pour nous, non mon Précieux.
Qui aurait pu deviner ? Qui aurait pu savoir que le corps froid n'était pas un poisson ? Oh non mon précieux, pas à manger. Gollum ! Gollum ! Dans l'eau gelée et la pénombre, dans le trou profond, elle attendait, mon précieux. Elle nous attendait. Et elle nous attend encore.
Rejetée, mon précieux. Mise à l'écart. Personne pour lui poser des devinettes. Pas même du poisson cru à chasser. Bien seule, mon précieux. Mais plus pour longtemps, non. Gollum ! Gollum !
Elle est à nous. Elle attend dans le puits profond. Ses cheveux nagent autour d'elle, mon précieux. Elle est en paix maintenant. Et nous aussi mon précieux. Elle attendait qu'on raconte son histoire. Et nous attendions un trésor. Pas celui que le vilain Hobbit a volé, non mon précieux. Un vrai trésor. Un qui ne brûle pas dans un volcan. Un qui ne se perd pas dans l'eau froide, ni ne se fait gober par un poisson. Non mon précieux. Ce trésor réchauffe de ses doigts froids. Elle sort du miroir et elle sourit derrière ses cheveux. Elle nous attend pour aller avec elle, et tuer avec elle. Oh oui mon précieux. Gollum ! Gollum !
Ce soir, cette nuit, nous allons lui demander de nous épouser. Et ce que les gens ne savent pas, mon précieux, c'est qu'en ce soir où les peurs prennent vie, Sadako et Gollum chassent ensemble, mon précieux !

jeudi 26 septembre 2013

vendredi 30 août 2013

Joyeux anniversaire Sébastien

Quand on parle de dragons, on évoque souvent de vieilles légendes. On parle de mythes, de métaphores. Et pourtant, il existe des histoires que l'on ignore. Une explication de la disparition de ces bêtes majestueuses, chassées par l'homme de nos contrées.

Le dragon est, ou plutôt était, une espèce tout aussi évoluée, si ce n'est plus, que les hommes. Ils avaient colonisé l'Europe et l'Asie bien avant que le premier humanoïde décide de sortir de l'Afrique.

Et quand ils virent ces petits groupes de primates arriver, ils les observèrent. Sur des milliers d'années. Ils furent témoins des premiers balbutiements de ce qu'on considère aujourd'hui acquis pour l'homme. Honorer ses morts en les enterrant avec des objets usuels, des fleurs, des coquillages. Dessiner sur les parois des grottes les récits de leurs chasses, de leurs croyances. Les premières religions aussi.

A force d'observation, ils décidèrent que l'humain était intelligent. Et digne d'un enseignement. Une espèce en cours d'évolution sous la houlette d'une espèce déjà bien avancée. Et quelques petits groupes furent ainsi adoptés par les dragons, recevant des connaissances accumulées sur des millénaires.

Ce qu'il faut savoir sur les dragons, c'est que la population ne grandissait pas vite en nombre. La gestation dans des œufs durait longtemps, environ trois ans. Les œufs à peu près aussi gros que ceux des autruches, étaient réunis dans le fond d'une grotte et réchauffés par un groupe de futurs parents se relayant. Malheureusement, sur le peu d’œufs pondus, seul un sur trois arrivait à éclosion même dans les meilleures conditions.

Quand les humains devinrent les élèves des dragons, ils ne furent pas inclus dans les secrets des nids, afin d'éviter le risque que l'un d'entre eux le révèle à des congénères mal intentionnés. Ceci dit, comme tous les secrets, il finit par être éventé.

La nature humaine est très volatile. Quand l'homme goûte au pouvoir, souvent , il en veut plus, quitte à marcher au passage sur les autres. Les dragons avaient appris à passer cet écueil. Malheureusement, certains de leurs élèves, eux, décidèrent qu'ils désiraient régner sur leurs congénères. Et, se servant des connaissances qu'ils avaient apprises au contact des dragons, ils partirent afin de se conquérir des royaumes. Assez facilement. On dit que la science, quand elle est suffisamment avancée, s'apparente à de la magie pour quiconque n'y est pas habitué. Et ces renégats humains connaissaient suffisamment pour impressionner les esprits et ainsi les mettre sous leur coupe.

Naturellement, les dragons, apprenant l'usage que ces humains faisaient de leurs enseignements, décidèrent d'intervenir. Un peu tard, car ces renégats étaient devenus des tyrans, capables d'utiliser leur peuple pour combattre et abattre un dragon seul. Il fallut purger ces royaumes. Mais cela créa une guerre contre les dragons pour les survivants, éparpillés de par le monde.

Les dragons tentèrent d'envoyer leurs émissaires calmer les foules. Expliquer qu'ils étaient des animaux nobles et majestueux, capables d'apporter prospérité et paix si on voulait bien les écouter. Cette astuce ne fonctionna que partiellement, et surtout en Asie, loin des survivants aux langes de venin. En Europe, par contre, chasser le dragon devint une quête pour tout homme voulant prouver sa vaillance. Et détruire un nid devenait un véritable tour d'adresse.

La population des dragons chuta, rapidement. Jusqu'à un niveau où ils décidèrent de se cacher loin des humains. Réunissant tout ce qui restait de leur civilisation, ils décidèrent de changer de continent. Certains restèrent derrière, trop âgés, trop fatigués, trop en colère. Permettant de laisser l'illusion que les humains avaient gagné.

La fuite fut difficile. Cependant, comme vous l'aurez deviné, ils finirent par arriver en Amérique. Ils emmenèrent avec eux quelques peuples humains qui leur étaient restés fidèles et s'installèrent en Amérique du sud.

Ils connurent enfin la paix. Ils décidèrent de s'effacer peu à peu de la mémoire humaine en restant sous forme d'histoires, de dieux, de mythes. Et assistèrent peu à peu à l'extinction de leur race. En effet, entre la guerre et la fuite, ils ne parvenaient plus à avoir suffisamment de petits pour se renouveler. Et ce qui devait arriver arriva. La dernière femelle mourut près de 700 ans après qu'ils soient arrivés sur le nouveau continent. Aucun des œufs qu'elle avait pondu ne donna de femelle viable. Alors les dragons décidèrent de prendre avec eux quelques derniers humains pour leur dicter leur histoire. Ne pas oublier. Ne jamais oublier.

Et je suis donc devant le tout dernier. Enfin, nous pensons tous les deux qu'il est le dernier. Il était encore très jeune quand la dernière femelle est morte. Et maintenant, il est si vieux qu'il peine à se nourrir. Il me dit qu'il espère que la réincarnation existe. Parce qu'il a perdu au fur et à mesure des années de très bons amis, et aimerait les retrouver un jour. Les revoir. Il dit aussi qu'il a lutté toute sa vie pour ne pas perdre espoir de trouver une autre femelle. Peut-être sur l'ancien continent. Espoir vain. Il espère que dans sa prochaine vie, il n'aura pas autant de peine. Voir son espèce s'éteindre. Il voudrait vivre une vie simple. En tant qu'humain, puisqu'il ne reste plus de dragon. Un humain juste heureux. Et qui rend les gens heureux. Un boulanger peut-être. Pour donner un peu de chaleur aux gens qu'ils rencontre.

Il vient de pousser son dernier souffle. Et je reste seul gardien de son histoire, et de celle de son espèce. Je vais la garder en lieu sûr. J'espère qu'un jour, on pourra la retrouver. Ne pas oublier.

samedi 17 août 2013

Et à l'aube...

Le spectacle fait salle comble depuis déjà plusieurs semaines. Les portes ouvrent au moment où le soleil disparaît à l’horizon. Et David compte bien y assister à son tour. Pour son anniversaire.

Au matin du grand jour, il trouve dans ses emails un billet pour le soir même. Il remercie ses amis qui se sont cotisés pour y aller tous ensemble. Et il n’a plus qu’une hâte : que le jour se termine.

Lorsqu’il arrive, ses amis sont déjà tous là. Ils admirent au loin les rouges et or du soleil qui se couche. Et dès que le dernier rayon disparaît, les portes s’ouvrent automatiquement. Ils s'engouffrent.

Tout est sombre. Les lumières s’allument au sol, marquant le chemin à suivre. On devine autour un paysage fait d’arbres fins et élancés. Ils forment un labyrinthe. Heureusement, les lumières servent de fil d’Ariane. On entend des murmures. Des poèmes, des paroles de chansons, des citations de livres. Parfois, on s’arrête pour écouter ce qui se dit.

Au bout d’un moment, les gens sont éparpillés tout au long du parcours. Ils prennent leur temps. Parfois, le chemin change un peu sous leur pied. Et c’est presque par hasard que tous arrivent en même temps dans une grande clairière sombre. Il ne reste plus qu’une seule voix, une seule chanson, une musique qui nait doucement. Et sur le côté, une scène s’éclaire de lumière noire. On y voit une silhouette. Elle commence à danser. A chacun de ses mouvements, on entend un cliquetis mécanique, comme une vieille horloge qui aurait été réglée au rythme de ses gestes.

C’est un sentiment intemporel, comme si le temps se figeait. Et David a juste envie de rester là, à regarder. S’il pouvait cesser de boire, de manger, et remplir ses yeux de cette danse, il le ferait. Et lorsque la scène s’assombrit à nouveau, il se sent triste et vide. Il ne reste plus qu’un murmure :

« Cherche-moi… »

Le fil d’Ariane a fait place à plusieurs chemins de différentes couleurs. Sans explication, on devine que l’on doit choisir puis suivre un de ces guides lumineux pour peut-être retrouver la danseuse.

David choisit un violet pâle. Et il marche. Il admire les arbres sur les côtés, reflétant les différents chemins et créant ainsi des jeux d’ombre presque vivants. De temps en temps, il entend le bruit mécanique que faisait la danseuse, alors il change de chemin de couleur pour s’en rapprocher. Il finit, en même temps que tout le monde, par se retrouver dans la clairière.

Et cette fois, quand la danseuse apparait, elle est inondée de lumière. C’est une très belle femme. Pas mince comme les rats d’opéra. Un peu ronde, délicieuse même. Et ses courbes sont soulignées par un tissu fluide qui reflète l’éclairage en formant des dessins magnifiques. On distingue des fils attachés à ses doigts, à ses pieds, à sa tête. Elle danse, menée par ces fils comme une marionnette, toujours au rythme de ces bruits mécaniques. Et David est amoureux. Comme toute la salle d’ailleurs.

Quand la musique s’éteint, la danseuse s’immobilise. La salle s’allume entièrement, lumières blanches soulignant enfin le paysage d’arbres seulement entraperçus. Les spectateurs applaudissent. Puis se mettent à discuter, à admirer le décor, brisant la magie de l’instant et se dirigeant peu à peu vers les flèches indiquant le bar.

David les suit silencieusement. Il aurait aimé rester avec la danseuse. Même si elle continue à rester immobile, ne répondant pas aux gens qui lui posent des questions ou demandent un autographe. Ça fait partie du show sans doute. Mais ses amis sont déjà en route pour arroser son anniversaire et il n’a pas vraiment d’autre choix que de les suivre. Même si tout lui parait trop bruyant, trop de gens qui parlent, qui rient. Il se force un peu, pour faire plaisir, plaque un sourire creux sur son visage.

Dans sa tête, il est encore devant la scène, et la danseuse virevolte, accompagnée de son cliquètement caractéristique.

Quand ils sortent du bar, un peu éméchés, David dit merci, promet de refaire bientôt une soirée, puis décide de rentrer en marchant.

Les jours suivants, il y retourne. Tous les soirs. Toujours le même spectacle. Et chaque fois que ça finit, il sent un manque, un vide en lui. Il ne comprend pas comment les gens sortent aussi vite de cette ambiance un peu irréelle.

Et un soir, il décide de ne plus faire comme tout le monde. Au lieu de suivre le bruit mécanique et la voix qui l’incite à chercher, il les fuit. Même sur des chemins sans lumière et sans couleur. Et au lieu de se retrouver dans la clairière, quand les lumières s’allument sur scène, il s’aperçoit qu’il est sorti du décor. Il est derrière la scène. Séparé de la danseuse par un voile translucide. Heureusement, vu comment la scène est éclairée, personne ne le voit.

Alors il regarde la danseuse. Une autre facette du spectacle. Il se sent bien. Il sourit. Et lorsque la musique s’arrête, il entend à peine les applaudissements et les bavardages. Le voile translucide les atténue. Il se dit qu’il devrait peut-être partir, essayer de rejoindre la sortie, mais il n’en a pas envie. Alors il reste là, dans cette ambiance feutrée. Sans la foule pour gâcher l’instant.

Le temps passe, avec la danseuse immobile sur la scène. Et c’est bien après que les dernières conversations se soient éteintes au loin que la danseuse bouge enfin.
David est surpris d’entendre à nouveau ce bruit de mécanisme. Elle enlève les fils attachés un peu partout. S’étire. Cloc, cloc, cloc, cloc. Comme une horloge. Puis elle se retourne et passe le voile qui la sépare de l’arrière de la scène. Elle voit David, s’immobilise.

« Vous ne devriez pas être là. »

Sa phrase s’accompagne d’un sourire. David ne peut s’empêcher de sentir une petite bouffée de bonheur. C’est bien la voix qui lui disait de la chercher. Et il l’a trouvée. Elle se met à rire.

« Je me doutais bien que vous finiriez ici un jour ou l’autre. A force de vous voir tous les soirs…

Venez, on est seuls maintenant. Je n’ai pas de techniciens ou de machinistes. Juste des gens au bar. Et je les paie suffisamment pour qu’ils ne viennent pas m’embêter une fois que le spectacle est fini. »

Elle lui prend la main. Sa peau est douce et fraîche. Elle a une odeur un peu fruitée, comme de la mûre. Elle continue à émettre ce bruit. Cloc, cloc, cloc, cloc. Elle saisit de l’autre main un panier sur le côté puis ils passent à travers le voile de la scène. La lumière baisse et le paysage prend des tons mats. Elle va vers l’arrière de la clairière, le tirant toujours derrière elle. Puis elle lui lâche la main et s’assied. Il l’imite. Maintenant qu’elle est immobile, le bruit s’est arrêté. Il se demande d’où ça vient. Mais il n’a pas vraiment envie de connaître la réponse. Ça fait partie du charme.

C’est elle qui prend la parole :

« Alors, qui es-tu ? Dis-moi. Raconte-moi tes jours. Ta vie sous le soleil. J’ai envie de tout savoir. »
Alors il lui raconte. Il raconte son boulot de tous les jours, son appartement en plein centre-ville, ses amis toujours très colorés. Il lui explique aussi son chat, puis ses parents, et son enfance. Et elle écoute sans bouger. Comme à la fin du spectacle, immobile et sans parler. On dirait presque une statue. Et si elle ne lui avait pas parlé, il se demanderait si tout cela est bien réel.

Il continue pendant ce qui lui parait des heures. Et quand il tombe un peu à cours, elle sourit. Elle se tourne vers le panier et en sort une bouteille de vin blanc qu’ils partagent. A nouveau, David entend ce mécanisme. Et encore une fois, il n’ose pas poser la question. Quand elle l’embrasse, il est content de n’avoir rien dit. Elle le pousse un peu pour qu’il s’allonge. Elle sort juste deux petits oreillers de son panier, puis une couverture. Elle se blottit contre lui et ils s’endorment ainsi.

Au matin, quand il se réveille, elle n’est plus là. Il regarde l’heure. Il a juste assez de temps pour repasser par son appartement se rafraichir avant de devoir retourner bosser. Il voit un petit papier et un billet pour le spectacle sur le panier. C’est elle qui lui dit de revenir le soir même. Il sourit bêtement. Il replie la couverture, remet les oreillers dans le panier, qu’il dépose ensuite derrière le voile de la scène. Puis il cherche la sortie.
Quand le soir vient à nouveau, il est là. Quand les portes s’ouvrent, il se laisse distancer. Il a vu sur le côté le panier de la nuit passée. Il s’en approche. Dessus, il y a un papier avec une flèche. Ça indique un chemin non illuminé. Il saisit le panier et le papier, puis suit son chemin.

Il est à nouveau derrière la scène. Elle est là. Elle l’embrasse, puis court se placer sur la scène. Il s’installe confortablement pour la regarder depuis sa place privilégiée. Il se dit qu’il a vraiment de la chance. Des rencontres comme celle-ci sont assez rares. Cette impression de naturel.

Entre chaque acte, elle passe lui voler un baiser. Il est heureux, tout bonnement. Et quand tout le public est enfin au bar, elle revient. Il lui prend la main et esquisse quelques pas de valse avec elle. Elle se met à rire. Puis elle le déshabille. Ils font l’amour derrière la scène. Une première fois aussi magique que David puisse en rêver.

Juste après, pendant qu’elle est dans ses bras, elle lui demande quels sont ses rêves. Ce qu’il aimerait voir, où il voudrait voyager. Elle veut savoir aussi ce qu’il a déjà vu, les gens qu’il a rencontré. Alors il parle encore pendant une bonne partie de la nuit. Et ils finissent par s’endormir comme ça. Et au matin, à nouveau, elle a disparu et il a juste un petit papier l’invitant à revenir avec un billet.

Le soir, il est là à nouveau. Dans sa poche, il a un bracelet qu’il a acheté pour elle. Lorsqu’il lui offre, elle a des étoiles dans les yeux. Cette nuit-là, elle lui demande quelles sont les femmes qui ont traversé sa vie. Avant de s’endormir, il réalise qu’il ne sait pas grand-chose d’elle. Même pas son prénom.

Le lendemain matin, on est samedi. Il n’a pas besoin d’aller bosser. Donc lorsqu’il trouve le papier et le billet, il décide d’aller à la recherche de sa danseuse. Il se perd un peu entre les arbres, puis finit par comprendre un peu comment ils sont organisés. Alors il se promène. Il explore tout le bâtiment. Et il finit par trouver un escalier qui monte à une petite porte. Il entre. Et elle est là. C’est sa loge apparemment. Elle ne fait pas de bruit. Elle prend le soleil, dos à lui. Il s’approche doucement puis caresse sa joue. Qui est froide. Très froide.

Inquiet, il fait le tour de la chaise. Elle ne bouge pas. Les yeux grand-ouverts mais qui ne voient rien. Un papier sur ses genoux avec « David » écrit dessus. Il le saisit. Dessus, elle a écrit :

« Un jour ou l’autre, tu vas me trouver ici. N’aie pas peur. Je ne suis pas morte. Enfin, oui et non. Je ne vis que la nuit. Le jour, je ne suis qu’une poupée à la peau de porcelaine.
S’il te plait, reviens ce soir. Ne m’abandonne pas. Je t’expliquerai tout. Prend les clés sur ma table si tu dois sortir, mais reviens un peu avant le coucher du soleil et tu sauras que je dis la vérité. »

David ne sait pas trop quoi en penser. Est-ce une blague ? Il décide de mordre à l’hameçon. On ne sait jamais. Soit cette fille se fout de lui, soit elle est vraiment là et elle a beaucoup de choses à lui raconter.
Il revient le soir. Il constate que le soleil se couche au coin de la fenêtre de la loge. Alors il s'agenouille à côté d’elle et lui prend la main. Elle est froide. Puis, peu à peu, elle se réchauffe. Elle frémit. Et la danseuse ferme puis ouvre les yeux, émettant son habituel cloc. Elle tourne la tête et le regarde.

« Je vois que tu es là… Je dois aller faire le spectacle. Viens te mettre derrière la scène. Puis je te dirai tout, je te le promets. »

Il la suit. Il savoure encore le spectacle. Il se demande ce qu’elle est. Il savait que certaines poupées presque aussi vraies que nature existent. Mais elles sont faites en silicone et autre plastiques, pas en porcelaine. Peut-être que c’est un androïde poussé à l’extrême. Et pas de la porcelaine mais un composite qui, lorsqu’il est traversé par du courant, devient aussi souple que de la peau humaine… Et dans ce cas, qui habitue ce corps ? Juste une intelligence artificielle ? Ou bien quelqu’un derrière qui s’amuse avec lui pour une expérience sordide ? Le plaisir qu’il prend à voir le spectacle est un peu amoindri par ces questions. Mais quand elle revient, il balaie ses doutes. On ne peut pas imiter aussi bien la nature humaine. Si ?

Elle l’embrasse timidement. Elle s’assied. Il l’imite. Il attend qu’elle prenne la parole. Il sourit pour l’encourager et lui prend la main. Alors elle se décide.

« Je suis une poupée. Très réaliste. Avec une âme.

Il y a longtemps, j’étais humaine. Danseuse étoile. Un jour, la scène s’est effondrée sous moi. Et en tombant, je me suis brisé la nuque. Je ne suis pas morte. Mais j’étais paralysée. Je ne contrôlais plus mon corps.
J’avais un petit ami. Un scientifique. Je ne sais pas trop ce qu’il faisait. Encore aujourd’hui, ça me dépasse, même s’il a essayé de m’expliquer bien souvent.

Pour faire simple, il a décidé de me fabriquer un corps. Un qui ne pourrait pas se briser. Qui ne vieillirait pas. Ne mourrait pas.

Un jour, il me l’a amené. J’avais perdu l’envie de vivre tu sais… Et quand il m’a montré ce corps parfait, j’ai éclaté en sanglot. C’était beau, mais c’était trop dur. Me voir ainsi.

Il a fini par me convaincre d’utiliser une interface que je contrôlais avec ma tête. Je pensais, il calibrait, et le corps dansait.

Et, sans me prévenir, il a mis dedans un cerveau artificiel. Et chaque fois que je pensais, un peu de moi-même s’inscrivait dans la mémoire synthétique. Et un jour, au lieu de regarder depuis mes yeux ce corps, je me suis vue me regarder, dans mon lit d’hôpital. C’était la plus bizarre des expériences que j’aie jamais vécu.
Je me suis habituée très vite. Et au début, il fallait que le corps artificiel soit près de moi pour que je sois exactement interfacé avec. Puis, peu à peu, il a fait en sorte que je puisse y être connecté où qu’il soit. Alors il m’a emmenée me promener. Il l’a perfectionné jusqu’à ce qu’on ne puisse plus faire la différence entre le corps artificiel et le vrai, celui qui était dans un lit d’hôpital. Le problème, c’est que pour fonctionner, il fallait que le corps artificiel prenne la lumière du soleil toute la journée pour fonctionner toute la nuit. Un peu comme les vampires. Oh, on a beaucoup ri de ça.

Et puis, un jour, les médecins lui ont dit que mon vrai corps se fatiguait. Que les organes s’abimaient. Que mes jours étaient comptés. Bien sûr, eux ne savaient pas que j’étais à la fois dans mon corps et dans cette poupée.

Et puis je suis morte. Je m’en rappelle très bien. J’étais terrifiée. Il était là, pour me tenir la main. Je me voyais sur le lit, du mal à respirer, à bouger même mes paupières, à penser. Et en même temps, le cerveau artificiel était si bien imité que je ne savais plus trop qui j’étais.

Dans les derniers moments, j’ai halluciné. J’étais enfermée dans un cercueil de verre au-dessus du lit. J’entendais la mer. Le reflux. Et j’ai compris que c’était ma respiration. Et que ça allait s’arrêter d’un moment à l’autre.

Sauf que quand je suis morte, j’étais encore là. Dans ce corps. C’était juste magique…

Quand il a découvert que j’étais consciente, dans ce corps artificiel, au début, il a été fou de joie. Il avait eu peur de me perdre. Mais j’étais là.

Et ensuite, il a réalisé que cette technologie pourrait être sa fortune. Sauf que… ça voudrait dire que je serais analysée sous toutes les coutures par tout un tas de scientifiques. Et il ne voulait pas que je finisse sur un atelier dans un coin de laboratoire, ouverte de partout.

Il m’a fait un nouveau visage. Un corps un peu différent. Puis on a vécu une belle vie tous les deux. Jusqu’à ce qu’il rencontre sa future femme. Une vraie, qui était vivante tout le temps. Qui pouvait lui donner des enfants.

Quand il m’a dit qu’il était tombé amoureux, je lui ai dit que ce n’était pas grave. Qu’il était temps de toute façon que je parte. Je ne vieillissais pas, tu comprends… Et ça commençait à se voir.

Il m’a donné toutes les informations sur ce que je suis, sur comment il m’a créée. Et il a gardé les mêmes données de son côté. Je pense qu’il les publiera un jour, pour qu’on puisse offrir l’immortalité à tout le monde… En attendant, je suis unique. Et surtout, je suis seule.

Je me doute que tu vas avoir envie de partir, toi aussi. Trouver une vraie femme. Je te demande juste de garder mon secret. Telle que tu me vois, la nuit, je suis aussi vivante que n’importe qui. Et à l’aube, je meurs. Chaque jour. »

Elle attend. Il ne sait plus quoi dire. Alors il l’embrasse. Il lui fait à nouveau l’amour. Peu importe qui elle est, d’où elle vient. Ou ce qu’elle est. Il l’aime, tout simplement. Et c’est ce soir-là qu’il décide qu’il veut l’épouser.

Plusieurs mois passent avant qu’elle accepte. Un mariage un peu particulier, de nuit.

Les années passent. La technologie qui a permis de la créer devient accessible. Il l’utilise à son tour. Et, quelques dizaines d’années plus tard, c’est un très vieux monsieur qui décède dans son lit, laissant une paire de poupées de porcelaine, elle et lui, vivant la nuit, immobiles le jour. Mais encore et toujours plein d’amour.

vendredi 5 juillet 2013

Dans les profondeurs, il brûle

Je ne crois pas avoir connu autre chose que la peur. D'aussi loin que je me souvienne, elle a été ma compagne. La berceuse au coin de mon berceau, pesante de silence et étouffant mes pleurs sous sa main gelée. Mon école, faite de tremblements inscrits à l'encre de l'angoisse sur les pages de mon cahier. Mon premier amour, cette étreinte fugace, glacée sur mes entrailles et brûlante sur mes joues, et mes yeux secs d'avoir déjà trop pleuré.

Je ne me rappelle pas un seul souvenir sans cette amertume qui nous suit sans cesse. Le glas sonnant notre désespoir même lorsque le destin aurait pu nous offrir une fleur.

Pourtant, quand je me plonge dans les livres d'histoire, je vois que mon époque était la promesse d'un monde meilleur, une vie facile aidée par la technologie. Nos ancêtres espéraient que nous parviendrions à dépasser les notions telles que l'argent ou le pouvoir pour parvenir à un monde où chacun pouvait subvenir à ses besoins sans peiner, et ainsi pouvoir se consacrer à rechercher le sens de la vie...

La réalité est toute autre. Chaque jour est un combat pour rester en vie. Certes, nous pouvons vivre vieux et en bonne santé. Presque immortel. Enfin, si la mort n'était pas présente au tournant de chaque rue, sous une forme ou une autre.

Parfois, on la voit rôder. Noire, menaçante, prenant la forme de nos pires cauchemars.

Et parfois, elle se dissimule. Et le moindre acte de compassion pour un enfant qui pleure, ou un homme blessé, peut devenir un piège pour tous ceux qui cèdent. Juste assez pour garder cette boule au creux du ventre quand un chat vient se frotter à ma jambe. Et si aujourd'hui, je n'avais pas de chance ?

Si aujourd'hui, c'était mon tour. Mon numéro tiré par le hasard. Et encore, la mort est une délivrance. Pour ceux qui n'ont pas de chance, c'est l'enfer qui commence. Une simple brume noire, et on se sait maudit. Elle arrive, rictus grimaçant. Et sans avoir le temps de comprendre, elle prend possession. Et alors, ce n'est plus qu'une question de temps. Sans savoir quand cette épée de Damoclès tombera. Et naturellement, on ne le dit pas. Question de survie. On espère toujours y échapper. Avoir imaginé cette brume. Un simple cauchemar.

Puis un jour, il prend aux entrailles. Et ça brûle. Tout brûle. Il ne reste que des corps calcinés. Oui, j'aurais peut-être dû commencer par là. Ce spectacle, autour de moi. Réel. Un instant, ils essayaient de m'éloigner de la plage vers les bunkers. Et après un voile rouge, ils sont tous morts. Je vis avec ce poids sur la conscience. Pas responsable, mais coupable.

Alors maintenant, je me cache. Je ne sais plus qui est l'ennemi. Les lueurs bleues dans la mer que l'on nous a appris à haïr ? Mes anciens camarades qui, s'ils savaient que je suis maudit, me logeraient une balle dans la tête ? Ou bien est-ce moi ?

Je ne sais pas si un jour, quelqu'un lira ces mots. Si c'est le cas, j'aimerais demander pardon pour ma lâcheté. Je pourrais aller plonger dans la mer. Je pourrais emmener la bombe à retardement que je suis au pied de ce qu'on nous demande de combattre. Mais, égoïstement, je veux vivre.

De toute façon, nous avons déjà perdu. J'ai même entendu quelqu'un décrire notre défense comme une "Ligne Maginot à la Star Wars". Parce que nous sommes là, avec une technologie de science fiction, et pourtant, si demain, les lumières bleues attaquaient, rien ne pourrait les retenir. Un tsunami, et ce serait fini.

Peut-être que ce serait mieux ainsi. tout détruire. Tomber dans l'oubli. Laisser les restes d'une civilisation pour que, si un jour, une espèce intelligente vient à nouveau vivre ici, ils puissent creuser notre histoire. Et peut-être apprendre à ne pas faire les mêmes erreurs.

Quant à moi, je vais simplement laisser cette lettre, ce témoignage anonyme, et continuer à vivre dans la peur. Peur de mourir. Peur de vivre. Peur que finalement, tout ça ne rime à rien.