Bienvenue

Vous êtes arrivés ici par hasard, au détour d'une page, ou bien après que l'on vous ait suggéré que peut-être, il y avait ici un peu d'un jardin intéressant.


Je n'ai pas d'autre prétention que de vous emporter, pour un instant, dans mon monde. Dans mes mondes.


Bienvenue !

samedi 17 août 2013

Et à l'aube...

Le spectacle fait salle comble depuis déjà plusieurs semaines. Les portes ouvrent au moment où le soleil disparaît à l’horizon. Et David compte bien y assister à son tour. Pour son anniversaire.

Au matin du grand jour, il trouve dans ses emails un billet pour le soir même. Il remercie ses amis qui se sont cotisés pour y aller tous ensemble. Et il n’a plus qu’une hâte : que le jour se termine.

Lorsqu’il arrive, ses amis sont déjà tous là. Ils admirent au loin les rouges et or du soleil qui se couche. Et dès que le dernier rayon disparaît, les portes s’ouvrent automatiquement. Ils s'engouffrent.

Tout est sombre. Les lumières s’allument au sol, marquant le chemin à suivre. On devine autour un paysage fait d’arbres fins et élancés. Ils forment un labyrinthe. Heureusement, les lumières servent de fil d’Ariane. On entend des murmures. Des poèmes, des paroles de chansons, des citations de livres. Parfois, on s’arrête pour écouter ce qui se dit.

Au bout d’un moment, les gens sont éparpillés tout au long du parcours. Ils prennent leur temps. Parfois, le chemin change un peu sous leur pied. Et c’est presque par hasard que tous arrivent en même temps dans une grande clairière sombre. Il ne reste plus qu’une seule voix, une seule chanson, une musique qui nait doucement. Et sur le côté, une scène s’éclaire de lumière noire. On y voit une silhouette. Elle commence à danser. A chacun de ses mouvements, on entend un cliquetis mécanique, comme une vieille horloge qui aurait été réglée au rythme de ses gestes.

C’est un sentiment intemporel, comme si le temps se figeait. Et David a juste envie de rester là, à regarder. S’il pouvait cesser de boire, de manger, et remplir ses yeux de cette danse, il le ferait. Et lorsque la scène s’assombrit à nouveau, il se sent triste et vide. Il ne reste plus qu’un murmure :

« Cherche-moi… »

Le fil d’Ariane a fait place à plusieurs chemins de différentes couleurs. Sans explication, on devine que l’on doit choisir puis suivre un de ces guides lumineux pour peut-être retrouver la danseuse.

David choisit un violet pâle. Et il marche. Il admire les arbres sur les côtés, reflétant les différents chemins et créant ainsi des jeux d’ombre presque vivants. De temps en temps, il entend le bruit mécanique que faisait la danseuse, alors il change de chemin de couleur pour s’en rapprocher. Il finit, en même temps que tout le monde, par se retrouver dans la clairière.

Et cette fois, quand la danseuse apparait, elle est inondée de lumière. C’est une très belle femme. Pas mince comme les rats d’opéra. Un peu ronde, délicieuse même. Et ses courbes sont soulignées par un tissu fluide qui reflète l’éclairage en formant des dessins magnifiques. On distingue des fils attachés à ses doigts, à ses pieds, à sa tête. Elle danse, menée par ces fils comme une marionnette, toujours au rythme de ces bruits mécaniques. Et David est amoureux. Comme toute la salle d’ailleurs.

Quand la musique s’éteint, la danseuse s’immobilise. La salle s’allume entièrement, lumières blanches soulignant enfin le paysage d’arbres seulement entraperçus. Les spectateurs applaudissent. Puis se mettent à discuter, à admirer le décor, brisant la magie de l’instant et se dirigeant peu à peu vers les flèches indiquant le bar.

David les suit silencieusement. Il aurait aimé rester avec la danseuse. Même si elle continue à rester immobile, ne répondant pas aux gens qui lui posent des questions ou demandent un autographe. Ça fait partie du show sans doute. Mais ses amis sont déjà en route pour arroser son anniversaire et il n’a pas vraiment d’autre choix que de les suivre. Même si tout lui parait trop bruyant, trop de gens qui parlent, qui rient. Il se force un peu, pour faire plaisir, plaque un sourire creux sur son visage.

Dans sa tête, il est encore devant la scène, et la danseuse virevolte, accompagnée de son cliquètement caractéristique.

Quand ils sortent du bar, un peu éméchés, David dit merci, promet de refaire bientôt une soirée, puis décide de rentrer en marchant.

Les jours suivants, il y retourne. Tous les soirs. Toujours le même spectacle. Et chaque fois que ça finit, il sent un manque, un vide en lui. Il ne comprend pas comment les gens sortent aussi vite de cette ambiance un peu irréelle.

Et un soir, il décide de ne plus faire comme tout le monde. Au lieu de suivre le bruit mécanique et la voix qui l’incite à chercher, il les fuit. Même sur des chemins sans lumière et sans couleur. Et au lieu de se retrouver dans la clairière, quand les lumières s’allument sur scène, il s’aperçoit qu’il est sorti du décor. Il est derrière la scène. Séparé de la danseuse par un voile translucide. Heureusement, vu comment la scène est éclairée, personne ne le voit.

Alors il regarde la danseuse. Une autre facette du spectacle. Il se sent bien. Il sourit. Et lorsque la musique s’arrête, il entend à peine les applaudissements et les bavardages. Le voile translucide les atténue. Il se dit qu’il devrait peut-être partir, essayer de rejoindre la sortie, mais il n’en a pas envie. Alors il reste là, dans cette ambiance feutrée. Sans la foule pour gâcher l’instant.

Le temps passe, avec la danseuse immobile sur la scène. Et c’est bien après que les dernières conversations se soient éteintes au loin que la danseuse bouge enfin.
David est surpris d’entendre à nouveau ce bruit de mécanisme. Elle enlève les fils attachés un peu partout. S’étire. Cloc, cloc, cloc, cloc. Comme une horloge. Puis elle se retourne et passe le voile qui la sépare de l’arrière de la scène. Elle voit David, s’immobilise.

« Vous ne devriez pas être là. »

Sa phrase s’accompagne d’un sourire. David ne peut s’empêcher de sentir une petite bouffée de bonheur. C’est bien la voix qui lui disait de la chercher. Et il l’a trouvée. Elle se met à rire.

« Je me doutais bien que vous finiriez ici un jour ou l’autre. A force de vous voir tous les soirs…

Venez, on est seuls maintenant. Je n’ai pas de techniciens ou de machinistes. Juste des gens au bar. Et je les paie suffisamment pour qu’ils ne viennent pas m’embêter une fois que le spectacle est fini. »

Elle lui prend la main. Sa peau est douce et fraîche. Elle a une odeur un peu fruitée, comme de la mûre. Elle continue à émettre ce bruit. Cloc, cloc, cloc, cloc. Elle saisit de l’autre main un panier sur le côté puis ils passent à travers le voile de la scène. La lumière baisse et le paysage prend des tons mats. Elle va vers l’arrière de la clairière, le tirant toujours derrière elle. Puis elle lui lâche la main et s’assied. Il l’imite. Maintenant qu’elle est immobile, le bruit s’est arrêté. Il se demande d’où ça vient. Mais il n’a pas vraiment envie de connaître la réponse. Ça fait partie du charme.

C’est elle qui prend la parole :

« Alors, qui es-tu ? Dis-moi. Raconte-moi tes jours. Ta vie sous le soleil. J’ai envie de tout savoir. »
Alors il lui raconte. Il raconte son boulot de tous les jours, son appartement en plein centre-ville, ses amis toujours très colorés. Il lui explique aussi son chat, puis ses parents, et son enfance. Et elle écoute sans bouger. Comme à la fin du spectacle, immobile et sans parler. On dirait presque une statue. Et si elle ne lui avait pas parlé, il se demanderait si tout cela est bien réel.

Il continue pendant ce qui lui parait des heures. Et quand il tombe un peu à cours, elle sourit. Elle se tourne vers le panier et en sort une bouteille de vin blanc qu’ils partagent. A nouveau, David entend ce mécanisme. Et encore une fois, il n’ose pas poser la question. Quand elle l’embrasse, il est content de n’avoir rien dit. Elle le pousse un peu pour qu’il s’allonge. Elle sort juste deux petits oreillers de son panier, puis une couverture. Elle se blottit contre lui et ils s’endorment ainsi.

Au matin, quand il se réveille, elle n’est plus là. Il regarde l’heure. Il a juste assez de temps pour repasser par son appartement se rafraichir avant de devoir retourner bosser. Il voit un petit papier et un billet pour le spectacle sur le panier. C’est elle qui lui dit de revenir le soir même. Il sourit bêtement. Il replie la couverture, remet les oreillers dans le panier, qu’il dépose ensuite derrière le voile de la scène. Puis il cherche la sortie.
Quand le soir vient à nouveau, il est là. Quand les portes s’ouvrent, il se laisse distancer. Il a vu sur le côté le panier de la nuit passée. Il s’en approche. Dessus, il y a un papier avec une flèche. Ça indique un chemin non illuminé. Il saisit le panier et le papier, puis suit son chemin.

Il est à nouveau derrière la scène. Elle est là. Elle l’embrasse, puis court se placer sur la scène. Il s’installe confortablement pour la regarder depuis sa place privilégiée. Il se dit qu’il a vraiment de la chance. Des rencontres comme celle-ci sont assez rares. Cette impression de naturel.

Entre chaque acte, elle passe lui voler un baiser. Il est heureux, tout bonnement. Et quand tout le public est enfin au bar, elle revient. Il lui prend la main et esquisse quelques pas de valse avec elle. Elle se met à rire. Puis elle le déshabille. Ils font l’amour derrière la scène. Une première fois aussi magique que David puisse en rêver.

Juste après, pendant qu’elle est dans ses bras, elle lui demande quels sont ses rêves. Ce qu’il aimerait voir, où il voudrait voyager. Elle veut savoir aussi ce qu’il a déjà vu, les gens qu’il a rencontré. Alors il parle encore pendant une bonne partie de la nuit. Et ils finissent par s’endormir comme ça. Et au matin, à nouveau, elle a disparu et il a juste un petit papier l’invitant à revenir avec un billet.

Le soir, il est là à nouveau. Dans sa poche, il a un bracelet qu’il a acheté pour elle. Lorsqu’il lui offre, elle a des étoiles dans les yeux. Cette nuit-là, elle lui demande quelles sont les femmes qui ont traversé sa vie. Avant de s’endormir, il réalise qu’il ne sait pas grand-chose d’elle. Même pas son prénom.

Le lendemain matin, on est samedi. Il n’a pas besoin d’aller bosser. Donc lorsqu’il trouve le papier et le billet, il décide d’aller à la recherche de sa danseuse. Il se perd un peu entre les arbres, puis finit par comprendre un peu comment ils sont organisés. Alors il se promène. Il explore tout le bâtiment. Et il finit par trouver un escalier qui monte à une petite porte. Il entre. Et elle est là. C’est sa loge apparemment. Elle ne fait pas de bruit. Elle prend le soleil, dos à lui. Il s’approche doucement puis caresse sa joue. Qui est froide. Très froide.

Inquiet, il fait le tour de la chaise. Elle ne bouge pas. Les yeux grand-ouverts mais qui ne voient rien. Un papier sur ses genoux avec « David » écrit dessus. Il le saisit. Dessus, elle a écrit :

« Un jour ou l’autre, tu vas me trouver ici. N’aie pas peur. Je ne suis pas morte. Enfin, oui et non. Je ne vis que la nuit. Le jour, je ne suis qu’une poupée à la peau de porcelaine.
S’il te plait, reviens ce soir. Ne m’abandonne pas. Je t’expliquerai tout. Prend les clés sur ma table si tu dois sortir, mais reviens un peu avant le coucher du soleil et tu sauras que je dis la vérité. »

David ne sait pas trop quoi en penser. Est-ce une blague ? Il décide de mordre à l’hameçon. On ne sait jamais. Soit cette fille se fout de lui, soit elle est vraiment là et elle a beaucoup de choses à lui raconter.
Il revient le soir. Il constate que le soleil se couche au coin de la fenêtre de la loge. Alors il s'agenouille à côté d’elle et lui prend la main. Elle est froide. Puis, peu à peu, elle se réchauffe. Elle frémit. Et la danseuse ferme puis ouvre les yeux, émettant son habituel cloc. Elle tourne la tête et le regarde.

« Je vois que tu es là… Je dois aller faire le spectacle. Viens te mettre derrière la scène. Puis je te dirai tout, je te le promets. »

Il la suit. Il savoure encore le spectacle. Il se demande ce qu’elle est. Il savait que certaines poupées presque aussi vraies que nature existent. Mais elles sont faites en silicone et autre plastiques, pas en porcelaine. Peut-être que c’est un androïde poussé à l’extrême. Et pas de la porcelaine mais un composite qui, lorsqu’il est traversé par du courant, devient aussi souple que de la peau humaine… Et dans ce cas, qui habitue ce corps ? Juste une intelligence artificielle ? Ou bien quelqu’un derrière qui s’amuse avec lui pour une expérience sordide ? Le plaisir qu’il prend à voir le spectacle est un peu amoindri par ces questions. Mais quand elle revient, il balaie ses doutes. On ne peut pas imiter aussi bien la nature humaine. Si ?

Elle l’embrasse timidement. Elle s’assied. Il l’imite. Il attend qu’elle prenne la parole. Il sourit pour l’encourager et lui prend la main. Alors elle se décide.

« Je suis une poupée. Très réaliste. Avec une âme.

Il y a longtemps, j’étais humaine. Danseuse étoile. Un jour, la scène s’est effondrée sous moi. Et en tombant, je me suis brisé la nuque. Je ne suis pas morte. Mais j’étais paralysée. Je ne contrôlais plus mon corps.
J’avais un petit ami. Un scientifique. Je ne sais pas trop ce qu’il faisait. Encore aujourd’hui, ça me dépasse, même s’il a essayé de m’expliquer bien souvent.

Pour faire simple, il a décidé de me fabriquer un corps. Un qui ne pourrait pas se briser. Qui ne vieillirait pas. Ne mourrait pas.

Un jour, il me l’a amené. J’avais perdu l’envie de vivre tu sais… Et quand il m’a montré ce corps parfait, j’ai éclaté en sanglot. C’était beau, mais c’était trop dur. Me voir ainsi.

Il a fini par me convaincre d’utiliser une interface que je contrôlais avec ma tête. Je pensais, il calibrait, et le corps dansait.

Et, sans me prévenir, il a mis dedans un cerveau artificiel. Et chaque fois que je pensais, un peu de moi-même s’inscrivait dans la mémoire synthétique. Et un jour, au lieu de regarder depuis mes yeux ce corps, je me suis vue me regarder, dans mon lit d’hôpital. C’était la plus bizarre des expériences que j’aie jamais vécu.
Je me suis habituée très vite. Et au début, il fallait que le corps artificiel soit près de moi pour que je sois exactement interfacé avec. Puis, peu à peu, il a fait en sorte que je puisse y être connecté où qu’il soit. Alors il m’a emmenée me promener. Il l’a perfectionné jusqu’à ce qu’on ne puisse plus faire la différence entre le corps artificiel et le vrai, celui qui était dans un lit d’hôpital. Le problème, c’est que pour fonctionner, il fallait que le corps artificiel prenne la lumière du soleil toute la journée pour fonctionner toute la nuit. Un peu comme les vampires. Oh, on a beaucoup ri de ça.

Et puis, un jour, les médecins lui ont dit que mon vrai corps se fatiguait. Que les organes s’abimaient. Que mes jours étaient comptés. Bien sûr, eux ne savaient pas que j’étais à la fois dans mon corps et dans cette poupée.

Et puis je suis morte. Je m’en rappelle très bien. J’étais terrifiée. Il était là, pour me tenir la main. Je me voyais sur le lit, du mal à respirer, à bouger même mes paupières, à penser. Et en même temps, le cerveau artificiel était si bien imité que je ne savais plus trop qui j’étais.

Dans les derniers moments, j’ai halluciné. J’étais enfermée dans un cercueil de verre au-dessus du lit. J’entendais la mer. Le reflux. Et j’ai compris que c’était ma respiration. Et que ça allait s’arrêter d’un moment à l’autre.

Sauf que quand je suis morte, j’étais encore là. Dans ce corps. C’était juste magique…

Quand il a découvert que j’étais consciente, dans ce corps artificiel, au début, il a été fou de joie. Il avait eu peur de me perdre. Mais j’étais là.

Et ensuite, il a réalisé que cette technologie pourrait être sa fortune. Sauf que… ça voudrait dire que je serais analysée sous toutes les coutures par tout un tas de scientifiques. Et il ne voulait pas que je finisse sur un atelier dans un coin de laboratoire, ouverte de partout.

Il m’a fait un nouveau visage. Un corps un peu différent. Puis on a vécu une belle vie tous les deux. Jusqu’à ce qu’il rencontre sa future femme. Une vraie, qui était vivante tout le temps. Qui pouvait lui donner des enfants.

Quand il m’a dit qu’il était tombé amoureux, je lui ai dit que ce n’était pas grave. Qu’il était temps de toute façon que je parte. Je ne vieillissais pas, tu comprends… Et ça commençait à se voir.

Il m’a donné toutes les informations sur ce que je suis, sur comment il m’a créée. Et il a gardé les mêmes données de son côté. Je pense qu’il les publiera un jour, pour qu’on puisse offrir l’immortalité à tout le monde… En attendant, je suis unique. Et surtout, je suis seule.

Je me doute que tu vas avoir envie de partir, toi aussi. Trouver une vraie femme. Je te demande juste de garder mon secret. Telle que tu me vois, la nuit, je suis aussi vivante que n’importe qui. Et à l’aube, je meurs. Chaque jour. »

Elle attend. Il ne sait plus quoi dire. Alors il l’embrasse. Il lui fait à nouveau l’amour. Peu importe qui elle est, d’où elle vient. Ou ce qu’elle est. Il l’aime, tout simplement. Et c’est ce soir-là qu’il décide qu’il veut l’épouser.

Plusieurs mois passent avant qu’elle accepte. Un mariage un peu particulier, de nuit.

Les années passent. La technologie qui a permis de la créer devient accessible. Il l’utilise à son tour. Et, quelques dizaines d’années plus tard, c’est un très vieux monsieur qui décède dans son lit, laissant une paire de poupées de porcelaine, elle et lui, vivant la nuit, immobiles le jour. Mais encore et toujours plein d’amour.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire